Londres, début du XVIIIe siècle. Les bougies brillent dans les lustres du King’s Theatre, les carrosses défilent sur Haymarket, et les messieurs poudrés s’installent, lorgnette en main, dans les loges. L’opéra italien, importé de la péninsule par les grands mécènes, est en plein âge d’or. Mais derrière les ors des coulisses et les fioritures des arias, une tension sourde gronde. Une querelle de divas, monumentale et venimeuse, va secouer la scène lyrique londonienne et déclencher une véritable guerre culturelle.


Deux femmes. Deux voix d’exception. Deux égéries dont le nom seul suffit à faire se lever une salle. Francesca Cuzzoni, soprano italienne flamboyante, dotée d’un magnétisme presque théâtral hors de la scène. Et Faustina Bordoni, contralto venue d’Europe centrale, fascinante par sa rigueur, sa musicalité et un feu intérieur qui ne demande qu’à brûler. Toutes deux sont adulées. Toutes deux sont redoutées. Et toutes deux partagent le même destin : celui d’être les muses – et parfois les rivales – du tout-puissant Haendel.
Car c’est bien lui, le compositeur star de Londres, qui se retrouve à jongler entre les ego surdimensionnés de ses chanteuses, composant pour chacune des airs cousus main. Des bijoux de musique baroque, pensés pour sublimer les tessitures et flatter les tempéraments. Mais à mesure que leurs succès s’accumulent, l’harmonie de façade se fissure. Loin des duos angéliques sur scène, c’est un duo de feux d’artifice qui s’annonce en coulisses.
Très vite, les tensions deviennent palpables. Les répétitions se transforent en passes d’armes. Sur scène, les regards se durcissent. En loges, les salutations deviennent absentes, voire méprisantes. La compétition s’installe, attisée par un public de plus en plus clivé. Car ce duel n’est pas qu’une affaire de musique : il devient un phénomène de société, un théâtre d’affrontement entre différentes visions de l’art, du pouvoir et même des origines nationales. La « Team Cuzzoni » s’oppose à la « Team Faustina » comme des clubs de supporters. On applaudit bruyamment l’une, on hue l’autre. On parie sur les bis. On jette des regards noirs à la loge d’en face. L’opéra devient arène.
Les riches mécènes se ruinent pour faire triompher leur protégée. Certains n’hésitent pas à faire publier des pamphlets élogieux (ou diffamatoires), tandis que d’autres glissent des mots assassins dans les salons londoniens. Les journaux satiriques s’en donnent à cœur joie, caricaturant les deux cantatrices comme des coqs de basse-cour perruqués prêts à s’écharper pour une mesure de récitatif.
Et puis survient le soir du scandale. Une représentation houleuse, tendue à l’extrême. Le public est chaud comme une salle de boxe. L’air s’alourdit à chaque changement de scène. Et là, selon des témoins aussi excités qu’imprécis, c’est l’explosion : dispute en coulisses ? insultes murmurées ? perruque arrachée ? L’une aurait donné une gifle, l’autre aurait répliqué d’un cri strident. Le tout en pleine représentation. La scène devient champ de bataille. Le scandale est tel que même la presse européenne s’en empare, et le roi George Ier est contraint de calmer les esprits.
Mais derrière ce coup de théâtre se cache un bouleversement bien plus profond. Car Francesca Cuzzoni et Faustina Bordoni sont les premières vraies stars de l’opéra. Elles sont bien plus que des voix : elles sont des images, des mythes vivants, des figures publiques, adulées et traquées comme des rockstars avant l’heure. Elles inspirent des chansons, des objets à leur effigie, des débats passionnés dans les salons. Ce sont elles qui font vendre les billets, ce sont elles qui remplissent les salles – pas les compositeurs, ni même les œuvres.
En ce sens, leur rivalité marque une rupture. C’est la naissance du vedettariat lyrique. Et plus largement, d’une ère où l’artiste devient marque, où l’interprète prime sur l’œuvre. Où la diva, dans toute sa splendeur capricieuse et charismatique, devient une force médiatique.
Le plus fascinant ? C’est que ce duel continue d’inspirer. Aujourd’hui encore, les musicologues s’écharpent sur la véracité des faits. Les metteurs en scène rejouent la querelle dans des opéras contemporains. Et le public, même trois siècles plus tard, reste captivé par cette saga faite de voix d’or, d’orgueil, et de drama pur jus baroque. Comme un écho lointain aux clashs sur les réseaux sociaux, aux rivalités de pop stars, ou aux frasques des tapis rouges.
Car si l’histoire de l’opéra est souvent contée comme un art noble et figé, elle s’est aussi bâtie sur les excès, les passions, les outrances. Et parfois, oui, sur un crêpage de chignon légendaire entre deux reines du chant : Cuzzoni et Bordoni, pionnières du drama… en mode majeur.