Londres, début 1723. Tandis que le brouillard s’épaissit sur les bords de la Tamise, la Royal Academy of Music entre triomphalement dans sa quatrième saison. Mais qu’on ne s’y trompe pas : il ne s’agit pas ici du célèbre conservatoire fondé un siècle plus tard, mais d’une institution unique en son genre, née de la passion dévorante d’une poignée d’aristocrates anglais pour l’opéra italien.
L’opéra est alors un art à la mode, objet de toutes les convoitises et surtout, de toutes les dépenses. Le public londonien, avide de virtuosité vocale et de drames lyriques flamboyants, se presse au King’s Theatre pour applaudir les stars du moment : castrats adulés, sopranos capricieuses et compositeurs visionnaires.
Haendel, chef d’orchestre et recruteur de stars
Au cœur de cette effervescence, un nom s’impose déjà : Georg Friedrich Haendel. Le compositeur saxon, alors dans sa maturité créatrice, n’est pas seulement chargé de composer pour la scène. Il assure également la direction musicale de l’Academy, le recrutement des chanteurs, la gestion des répétitions… et même la sélection des livrets. Bref, un homme-orchestre avant l’heure, littéralement.
En 1719, avec le mandat explicite de ramener à Londres les plus grands talents vocaux d’Europe, Haendel part pour Dresde, alors l’un des hauts lieux de l’opéra italien en terre germanique. Là , il assiste à une représentation de Teofane, un opéra d’Antonio Lotti, et tombe sous le charme de plusieurs artistes de la distribution. Ni une, ni deux : il les engage. Et pas des moindres.
Parmi eux, le légendaire castrat Senesino, le baryton Giuseppe Maria Boschi, et la soprano Margherita Durastanti. Il ramène également le livret de Teofane — signé Pallavicino — qu’il adaptera pour son nouvel opéra Ottone, créé à Londres le 12 janvier 1723. Ce sera l’une de ses œuvres les plus brillantes et les plus populaires.
Une soprano, un air, une querelle légendaire
Mais Ottone marque surtout l’entrée en scène fracassante à Londres d’une étoile montante : Francesca Cuzzoni. Déjà célèbre en Italie pour sa voix cristalline et son tempérament de feu, elle accepte de chanter dans l’opéra de Haendel… avant de réaliser que l’un de ses airs, Falsa imagine, a été composé sans tenir compte de sa virtuosité. Pire encore : l’air est accompagné uniquement de la basse continue, sans les envolées chatoyantes des cordes ou des vents réservées à d’autres. Un affront, pense-t-elle.
Fidèle à sa réputation, Cuzzoni explose. Elle refuse net de chanter cet air jugé indigne d’elle. Ce qui déclenche une scène qui restera gravée dans les annales de l’opéra.
Haendel, loin de céder à ses caprices, riposte avec une énergie toute saxonne. Selon une chronique de l’époque, il lui aurait lancé :
« Oh ! Madame, je sçais bien que Vous êtes une véritable diablesse : mais je Vous ferai sçavoir que je suis Belzebuub, le Chef des Diables ! »
Puis, furieux, il l’aurait même saisie et menacée de la jeter par la fenêtre. L’argument, aussi musclé qu’inhabituel, semble porter ses fruits : Cuzzoni finit par interpréter Falsa imagine.
Et triomphe.
Succès éclatant et postérité
Le 12 janvier 1723, Ottone est créé au King’s Theatre devant un public conquis. L’air honni devient l’un des morceaux de bravoure de Cuzzoni, qu’elle chantera tout au long de sa carrière. Le succès est tel que dès la deuxième représentation, le prix des places est augmenté. Le public londonien en redemande.
Ottone s’impose comme l’un des sommets du répertoire haendélien. Il connaîtra de nombreuses reprises, et restera dans les mémoires comme le seul opéra de Haendel que chantera le mythique Farinelli, lors d’une reprise en 1734.
🎶 Épilogue : quand la musique triomphe des egos
Cette aventure extraordinaire illustre à merveille les tensions et les passions qui traversaient le monde de l’opéra au XVIIIe siècle. Haendel, stratège impitoyable mais génial, aura su dompter les ego pour produire un chef-d’œuvre intemporel. Et Cuzzoni, malgré ses exigences, deviendra une légende.
Trois cents ans plus tard, Ottone nous rappelle que l’art lyrique, s’il est souvent théâtre de conflits humains, reste avant tout le lieu où le sublime l’emporte sur le tumulte.
